CHAPITRE VIII
 

 

            De chez Bébert, nous avons pris le car jusqu’à Juvisy, comme la première fois.

            Nous sommes allés à Paris avec la 204 que j’avais louée ; ce qui permettait de faire d’une pierre deux coups, arriver plus vite chez Armand et clore la location devenue inutile.

            Il faisait un petit froid très sec au Jardin des Plantes » mais il en faut beaucoup plus pour chasser les joueurs d’échecs…

            — J’étais persuadé de vous voir rappliquer bientôt ! a murmuré Armand en nous apercevant.

            Lepointre l’a rapidement mis au courant de la situation, complétant ainsi les informations parcellaires que l’Archiviste avait pu glaner dans la presse.

            Parcellaires, parce que les flics n’étaient pas très fiers de n’avoir récupéré que du vent en guise de diamants. Il y avait sans doute en un coup de fil d’« En Haut » pour conseiller aux joumaleux d’arrêter de faire les mariolles avec l’histoire de la Saint-Romanic. Après, quand les coupables seraient coffrés, sonnerait derechef l’heure des compliments et des louanges.

            Dans l’appartement d’Armand, nous avons dressé le bilan et tenté d’esquisser des perspectives, calmement, mais même avec du sang-froid, ça n’était pas couru d’avance.

            — À mon avis – a dit Armand – l’urgent, c’est de liquider la mallette. Je m’explique : votre planque ne me semble pas trop mauvaise, mais tôt ou tard, Trottin va faire sonder les plafonds. Ou bien un flic qui passera par hasard dans la chambre fera réagir son détecteur portatif et ça sera cuit ! D’autre part, vu la situation, il faut bazarder les bijoux. C’est plus facile de planquer les diamants sans la mallette en attendant de trouver le moyen de les faire sortir, et c’est encore plus aisé de ne garder que les pierres. Il faut les arracher de leur monture, défaire le collier, dessertir les rubis. Plus ce sera petit, plus ce sera simple !

            — Ouais, Armand… Mais ça aussi, c’est sacrément dur… N’oublie pas que la valise est fermée, bouclée par une serrure à chiffres. Pour enlever le contenu, on doit l’ouvrir, on ne peut pas se trimbaler avec dans les couloirs ; il faut donc faire ça dans la piaule de Lagoncière.

            — Écoute, Lepointre, y a pas trente-six solutions, y en a même pas deux ! Le risque est gros, mais si vous voulez votre magot, il faut le courir. Bon. Frédo n’y connaît rien en serrures et il se ferait piquer avant de voir la couleur des bijoux. Tu te vexes pas, hein, Frédo ? Toi, Lepointre, tu saurais bien ouvrir la mallette, mais voilà, tu n’as rien à faire chez le pépé Lagoncière ! Réfléchis un peu : si on te voit entrer dans la chambre, y rester, mettons vingt minutes… Lagoncière te connaît, il a beau être gaga, il pourrait sans peine t’identifier par la suite, non ? La mallette, qu’est-ce que tu en ferais ? Tu y prendrais les bijoux, bon, et tu la remettrais à sa place, dans le plafond, non ? Tu la balancerais pas par la fenêtre, en plein milieu de la cour, sur la bagnole de Trottin, hein ? Donc, quand les flics retrouveront la valise dans le plafond, ils rechercheront tous les gens qui sont entrés chez Lagoncière, et là, tu te ferais piquer !

            — Oui, mais de toute façon, on y est déjà allés, dans la piaule, pour prendre des photos…

            — C’est juste, mais ça fait longtemps, plus de trois semaines, le vieux ne vous reconnaîtrait plus.

            — T’es bien gentil, Armand, mais il y a trois cents briques qui dorment dans ce plafond, et risque ou pas risque, j’irai les prendre, coûte que coûte ! De toute façon, on peut pas faire autrement…

            — Eh si, on peut faire autrement…

            — Et comment ça ?

            — L’autre solution, c’est moi ! Je suis inconnu dans l’hôpital, je n’y remettrai jamais les pieds, je sais bricoler une serrure ; je vous repasse les pierres que vous collez dans un endroit tranquille et je me tire ! Trottin peut me faire fouiller dix fois, si ça lui plaît.

            J’en étais bouche bée, de cette proposition inattendue. Lepointre s’est ressaisi le premier.

            — De quel droit tu irais visiter le pépé ?

            Armand a éclaté de rire, d’un beau rire léger et sonore.

            — Oh… Lepointre. Tu me déçois. Tu ne sais donc pas que je suis son neveu, à Lagoncière ? Je peux bien rendre visite à mon pauvre oncle malade, non ?

            — Tu ferais ça ? Fantastique ! Trois cents briques, disons qu’on en perd cent quand Drizdeskovitz aura retaillé les pierres, plus les faux frais, bon, on évalue à 200, à trois, ça fait pas un compte rond, mais on se débrouillera…

            — Oui, je suis large, et pas trop dans le besoin. Disons qu’avec une petite commission pour le principe, je marche. Il faut vous laisser de quoi voir venir, le temps de dégotter une autre arnaque.

            — Alors, tu rempiles ?

            — Pour un jour, un seul, je remplie…

             

            Evidemment, on a fêté cette aubaine, après avoir réglé les détails pratiques de la visite d’Armand au pépé. On ne peut pas dire que j’avais brillé par mon apport original à l’élaboration du projet, mais j’étais bien content quand même. L’assurance d’Armand était venue à bout de ma déprime.

            *

 

            * *

 

            Pour ne pas perdre de temps, nous avions décidé qu’Armand opérerait le lendemain. La mise en scène pour la récupération des bijoux des mains d’Armand, qui devait sortir par la grande porte de l’hosto, blanc comme la neige de ses cheveux, c’était digne d’un numéro de cirque, avec trapèze, sans filet. Si on se plantait, et qu’on finissait en cabane, à la sortie, on trouverait du boulot chez Pinder !

            J’avais poussé mes foutus chariots toute la matinée et les vieux ne m’avaient jamais paru si lourds, mais lourds… Un mal de chien à les tirer de leur pieu, un mal de chien à les traîner dans les couloirs, et tout ça, sous l’œil des flics.

            Cette matinée épuisante m’avait donné un mal de crâne fabuleux. Lorsque Armand s’est amené à la rééducation, je ne l’ai pas reconnu immédiatement. Il a fallu les mimiques excitées de Lepointre pour me mettre la puce à l’oreille.

            On était assis en ergo, à boire le café, Strapoulos, Lepointre et moi, en compagnie de Mlle Soquet, qui, depuis qu’elle avait reçu la médaille des éléments d’Honneur de l’A.P. semblait prendre plaisir à frayer avec le bas-peuple.

            Ou alors, bien pire, son idée lubrique du soir de la Saint-Romanic, cette brusque pulsion érotique qu’elle avait nourrie à mon égard, cette envie de se sauter le petit Frédo la travaillait toujours, car elle ne me quittait pas des yeux, de ses gros yeux gourmands, en sirotant son expresso à petites gorgées.

            On a frappé à la porte de l’ergo et un monsieur très bien de sa personne est entré, tenant un grand bouquet de fleurs et une boîte de bonbons roses à la main.

            Armand s’était teint les cheveux, collé une moustache fine sur la lèvre et portait de grosses lunettes à monture d’écaillé. Chemise de soie, cravate sombre, pardessus noir, pantalon bleu nuit au pli irréprochable, escarpins vernis, vraiment, quelle élégance, cet Armand ! Plus rien à voir avec la dégaine de bohème anar que lui conférait sa vieille canadienne râpée et sa barbe abondante…

            Quand elle l’a vu entrer, Mlle Soquet s’est dressée d’un bond, toute rouge en rajustant sa blouse froissée, elle a bafouillé un bonjour confus.

            — Oui, c’est bien moi la surveillante dont on a parlé dans les journaux et causé dans le poste…

            Elle avait gloussé cette entrée en matière d’une voix suraiguë en frétillant de l’arrière-train, qui, je le signale pour la précision du récit, est énorme.

            Pauvre Mlle Soquet, elle était persuadée que les fleurs, les bonbons, ce monsieur si bien mis, c’était pour elle, une visite d’admirateur, en quelque sorte…

            Armand a amorcé un mouvement, légitime, de recul devant la charge de ce monstre.

            — Veuillez m’excuser, messieurs, madame, je suis à la recherche de mon oncle, M. Lagoncière, qui est hospitalisé dans votre établissement. J’avoue m’être égaré dans les couloirs ! Voudriez-vous avoir l’amabilité de m’indiquer le chemin de sa chambre ?

            Dépitée, Mlle Soquet a néanmoins été très sport en se proposant comme guide jusqu’au rez-de-chaussée du bâtiment Nord. Deux minutes plus tard, elle était de retour. Armand n’allait pas tarder à se mettre au boulot.

            Lepointre s’est levé, prétextant une petite sieste. Subitement, je me suis souvenu que j’avais une réparation ennuyeuse, mais ô combien nécessaire à effectuer sur un de mes éternels chariots.

            Dans la remise où Budat et moi nous entassons nos précieux outils de travail, j’ai récupéré le sac de sable de rééducation que j’avais fauché le matin même dans le placard des kinésis.

            Pour que les vieux puissent marcher droit, il faut les rééduquer : il est indispensable de disposer d’un matériel moderne et sophistiqué.

            La plupart du temps, on installe les aspirants à la survie dans des cages grillagées, munies de poulies. Ensuite, on leur fixe le bras ou la jambe, c’est selon, avec des lanières de cuir. Et on enveloppe l’articulation à faire marcher droit dans une espèce d’étui, gant ou savate, prolongé par une corde. On suspend la corde à une poulie, et au bout de la corde, on fixe un sac de sable de poids variable.

            Comme ça, le pépère ou la mémé tire tout seul sur la corde en soulevant le poids. Dix minutes deux fois par jour, vingt tractions par minute et hop, au bout d’un mois, sous la peau vermoulue roule à nouveau la masse gracieusement féline d’un muscle régénéré. Kinésithérapie, ça s’appelle, en langage scientifique !

            Jusqu’à ce que le client se pète à nouveau le col du fémur en tombant dans les escaliers ou se fasse fracasser le poignet par la porte d’un ascenseur. Et rebelote jusqu’à ce que mort s’ensuive…

            *

 

            * *

 

            J’avais dérobé un sac de sable de 5 kilos, habituellement inusité, parce que, quand même, les vieux, c’est pas Ursus. Les sacs sont très beaux, rectangulaires, de cuir brun fauve, avec de grosses coutures de fil bleu.

            Patiemment j’avais fait sauter un à un les points d’une des coutures, vidé le sable, un peu moins de la moitié, dans le siphon de la baignoire de l’hydrothérapie, en faisant gaffe qu’un flic ne traîne pas dans les parages. Et j’y étais allé tout doux pour ne pas boucher la conduite.

            Aucun risque qu’on s’aperçoive du vol, parce que les kinés piquent des sacs à tour de bras pour les embarquer chez eux ; ça fait du matériel gratuit pour le cabinet privé où ils font des heures sup’.

            En attendant le moyen adéquat pour faire sortir les diamants de l’hosto, le sac de sable, une fois recousu, ferait une cachette acceptable. C’était une idée de moi tout seul, pensée de A à Z dans ma tête personnelle.

            Je suis allé négligemment déposer mon sac en ergothérapie, au milieu des caisses de raphia, des brins de rotin et des sacs de terre de Strapoulos. C’était très pénible de ne pouvoir aider Armand ! Il fallait attendre et le laisser agir seul.

            Malgré tout, nous nous sommes retrouvés dans le couloir du troisième étage, à rôder autour de la chambre 9. Lepointre discutait le bout de gras avec la surveillante, et moi, j’étais entré dans une piaule au hasard, la 4, où un malade regardait la télé.

            J’ai fait semblant, pour du beurre, de m’intéresser aux aventures de Mannix qui démantelait, les doigts dans le nez, un réseau international d’individus subversifs. Propagande impérialiste, dirait Jeanine…

            Au bout d’une petite demi-heure d’angoisse et d’incertitude, la porte de la chambre du pépé Lagoncière s’est entrouverte et Armand a pointé le nez dehors, avant de sortir, en bras de chemise. C’était le signal que tout marchait bien, que tout était O.K., comme ils disaient dans Mannix.

            Armand s’est arrêté sur le pas de la porte et j’ai entendu sa voix calme qui s’adressait au pépé Lagoncière, à l’intérieur de la chambre.

            — Ne t’inquiète pas, tonton, je reviens tout de suite. Je vais aux toilettes…

            Chapeau pour Armand ! Il avait réussi à convaincre l’ancêtre qu’il était bien son neveu ! Je suis redescendu au rez-de-chaussée avec Lepointre, en m’efforçant de ne pas galoper. Si un flic était passé par là avec un détecteur, on lui aurait fait exploser son engin, tellement on avait le cœur qui battait fort.

            Lepointre s’est installé dans le couloir du bas, devant la parafango, avec un journal. Je suis retourné à la remise à chariots en laissant la porte entrouverte pour ne rien perdre de la suite.

            Deux minutes plus tard, perdu dans le flot des visiteurs de l’après-midi, l’Archiviste est apparu au bout du couloir, l’air serein, le sourire aux lèvres, le brave mec qui vient de faire sa bonne action en visitant le vieux malade.

            Quand il est arrivé devant la parafango, Lepointre s’est levé, son journal déployé devant lui, faisant semblant de lire en marchant. Et il a buté fort contre Armand.

            — Oh, pardon, monsieur…

            — Mais non, je vous en prie, c’est moi qui m’excuse…

            Voilà, c’était terminé, le transit de la camelote s’était effectué en plein milieu des visiteurs et des malades. Lepointre tenait contre lui, sous sa veste de pyjama, une pochette en plastique. Il a rabattu le pan de sa robe de chambre comme s’il avait froid.

            Tous les deux, nous nous sommes dirigés vers le kiosque à journaux. Derrière la vitre, de cet endroit, on aperçoit très bien la loge de la grande entrée de l’hosto. Armand, nonchalant, s’est présenté à la fouille avec le sourire et quelques instants plus tard, il hélait un taxi.

            *

 

            * *

 

            Ces bon dieu de diams, il fallait à présent les planquer, et vite, les flics rôdaient toujours, tombant à bras raccourcis, inopinément sur tel ou tel visiteur qu’ils croyaient suspect.

            — Bon, on fait comme prévu, tu m’attends à l’ergo. Je crois pas que j’en aie pour longtemps.

            — Où tu vas faire ça ?

            — Dans une chiotte, c’est encore ce qu’il y a de mieux. Les lardus ne nous suivent pas jusque-là !

            — T’as ce qu’il te faut ? Fais vite, essaie d’avoir fini avant que l’alarme soit donnée…

            Lepointre avait ce qu’il lui fallait : une série de poinçons très fins pour démonter les bijoux et ne garder que les pierres. Il s’est enfermé une bonne demi-heure dans les w.-c., sans que personne ne l’y ait vu entrer.

             

            Il était déjà deux heures et demie, je devais bientôt quitter mon service, et Lepointre ne sortait toujours pas de ses chiottes.

            J’attendais dans ma remise, et je commençais à en avoir ras-le-bol de démonter et remonter toujours la même roue de chariot depuis le début de l’après-midi.

            Surtout que Glaodec était venu me voir, l’air surpris que je m’active ainsi, avec tant de délicatesse et de patience, alors que d’ordinaire, je tape sur les roues à coups de marteau pour les redresser.

            Et ça le fait gémir qu’un asocial de mon espèce esquinte à ce point le matériel de la collectivité. Ça devrait être interdit et s’il n’y avait que lui, ça ferait un bon bout de temps que je serais foutu à la porte.

            — C’est bien, ça, mon petit Frédéric, je vois, et je note, oui, je note avec satisfaction que mes conseils ont porté… Continuez, continuez…

            Ouf, il était parti, les deux pouces coincés dans les poches de poitrine de sa blouse, le torse en’avant, l’air supérieur. Ce jeune con, je dois lui avoir foutu la trouille à toujours lui gueuler dessus, il en a pris de la graine, maintenant, il y fait gaffe, à ses chariots. S’il continue à bien se conduire, je lui prêterai le Hérisson, un geste, comme ça, pour le récompenser. Quand on est chef, il faut savoir manier les hommes !

            Lepointre est enfin sorti de ses chiottes, après avoir tiré la chasse, pour plus de vraisemblance. Il m’a remis la pochette en plastique, je lui ai passé le sac de cuir, ainsi qu’une grosse aiguille et une bobine de fil épais, et bleu, de la même teinte que l’original. J’en avais bavé dans toutes les merceries de Juvisy avant de dégotter quelque chose de convenable.

            Nous sommes sortis du service de rééducation et crac, nous étions nez à nez avec le commissaire Trottin qui faisait sa tournée des popotes. Heureusement, il n’a pas prêté attention à nous.

            Devant le kiosque à journaux, nous nous sommes séparés. Lepointre est entré dans un nouveau w.-c. pour faire sa petite couture, j’ai marché calmement jusqu’aux cabines de téléphone, qui sont installées dans le hall qui mène aux locaux administratifs et au bureau du dirlo.

            Pour nous débarrasser des montures de bijoux, nous avions pas mal hésité. Il fallait éviter les poubelles, fouillées par les immigrés-surveillés-par-les-flics ; ça ne valait pas la peine de prendre des risques et de se faire piquer bêtement à tenter de dissimuler les carcasses (en or, malgré tout) des bijoux de Mme d’Artilan. De feue Mme d’Artilan.

            Lepointre m’avait tanné le cuir pour que je les planque dans un faux plafond, ce qui retarderait leur découverte.

            Je l’avais convaincu, non sans mal, qu’on pouvait trouver quelque chose de banal, moins acrobatique, et tout aussi rusé.

            J’avais pensé aux cabines de téléphone, qui comportent un plateau où est fixé l’appareil. Les plateaux ont un petit rebord, par en dessous. Je devais coller le sac de plastique contenant les montures avec du sparadrap en dessous de l’un des plateaux. Rien de plus facile, en composant un numéro bidon…

            Il y a tellement de gens qui téléphonent dans une journée que ça laissait une confortable marge de sécurité. D’ici à ce qu’on retrouve le sachet, Glaodec serait devenu intelligent…

            Arrivé devant les cabines, j’ai hésité à faire la queue pour avoir ma soi-disant communication. Une bonne vingtaine de malades attendaient, plus des tontons, des cousins et des petits-neveux de pensionnaires de l’hosto, patientant avant de pouvoir rassurer la famille : oui, les gars, vous faites pas de mouron, le vioque est gaga, et bien mal en point, l’héritage, c’est pour dans pas longtemps !

            De plus, un ou deux flics qui ne pouvaient s’empêcher de régler la circulation étaient plantés au beau milieu du couloir. Après les menaces de Trottin à mon égard, j’avais un peu la pétoche !

            Je me suis rabattu sur la seconde solution : les w.-c., comme Lepointre. Ce n’était pas génial, mais c’était préférable au téléphone, vu l’affluence.

            J’ai dégotté une belle cabine, bien propre, en face de la radiologie, je m’y suis enfermé à double tour, et, grimpé sur la lunette, j’ai soulevé le couvercle de la chasse d’eau…

            J’ai déposé mon chargement à l’intérieur, avec délicatesse. Lepointre était assez contre, car il pensait que ça pouvait détraquer la mécanique et le plombier qui viendrait réparer s’en souviendrait longtemps, de sa trouvaille… La tuile pouvait survenir rapidement, ce qui déchaînerait la colère des flics. Tant pis, je l’ai fait quand même.

            Après ça, il ne me restait qu’à récupérer le sac de sable et à le remettre à sa place, parmi ses semblables. Lepointre l’avait déposé dans la remise à chariots, et je l’ai calé au fond d’une étagère, derrière des cannes et des béquilles.

            En ce moment, il n’y avait aucun risque qu’un kiné maraudeur tombe dessus pour le ramener chez lui, avec tous les contrôles à la sortie de l’hosto…

            *

 

            * *

 

            Dans la rue, en mettant en marche ma mobylette, j’ai soufflé un peu. Ces diamants, on ne les aurait pas volés… J’étais assez content de moi, parce que ce jour-là, j’avais eu beaucoup moins la trouille que le soir de la Saint-Romanic. Je devenais un vrai de vrai de dur de dur.

            Nous n’avions pas fixé de nouveau rendez-vous chez Armand pour l’après-midi, seulement le lendemain. Chacun devait réfléchir et tenter de trouver une astuce qui permettrait de déjouer le dispositif de Trottin.

            J’ai traîné un peu, puis je suis allé chercher ma Jeanine au boulot, à l’autre hosto à vieux de la région. Je me suis fendu d’un bouquet de roses, histoire d’amadouer ma moitié, au cas où mes occupations illicites m’amèneraient à quitter le domicile conjugal. Il faut prévoir les coups durs, lorsqu’on est un truand marié.

            Jeanine quitte plus tard que moi, avec les bureaux, vers 17 heures. J’avais un peu l’air cloche, mon bouquet à la main… Le flot des bureaucrates hospitaliers a défilé devant moi. Ma Jeanine est arrivée en retard : une question syndicale à régler avec les camarades !

            Je lui ai tendu mes fleurs trempées par la pluie. Elle m’a fait remarquer que c’était une coutume petite-bourgeoise, mais j’ai bien vu qu’elle était très contente… Je tombais bien, parce qu’elle avait acheté deux billets de théâtre par le Comité d’Entreprise, et on a filé à Paris, au Palais des Sports, assister aux aventures d’un certain Potemkine.

            Ce truc-là remuait dans tous les sens, ça chantait, il y avait énormément de fumée. Je regardais fixement la coque du bateau, la féerie aquatique et révolutionnaire m’a envoyé comme un signal : aquatique ? Génial, le déclic, aquatique, voilà l’idée rusée, voilà la trouvaille !

            On allait les faire naviguer, nos diamants : par les égoûts de l’hosto ! Par les canalisations d’eaux usées ! Il suffirait de placer les pierres dans une boîte étanche et de la récupérer dans les sous-sols, flottant dans les eaux nauséabondes… Ce ne serait pas très ragoûtant, mais pour deux cents briques, on ne fait pas le délicat. J’ai applaudi à tout rompre les comédiens. Jeanine était heureuse de me voir apprécier un spectacle aussi culturel.

            J’étais très fier de mon idée… Le lendemain matin, j’ai foncé réveiller Lepointre dans sa chambre. Je lui ai dit ma proposition qui, j’en étais persuadé, ferait date dans l’histoire du banditisme… Il s’est marré, d’un rire aigre, et m’a tapé sur l’épaule d’un air condescendant.

            — Tu lis trop les journaux, mon pauvre Frédo ! Et ne prends pas Trottin pour un manche, il ne faut jamais sous-estimer l’adversaire… Tu vas descendre au rez-de-chaussée, jusqu’à la loge. Regarde bien autour de toi, et reviens me voir : je te donnerai mon idée, parce que je crois bien, moi, avoir trouvé le moyen de nous sortir du pétrin !

            J’ai descendu les escaliers quatre à quatre, encore plus vite que le landau dans l’histoire des ancêtres de Jeanine, au passage, j’ai renversé Parkinson (ça faisait longtemps…) et, près de la loge, j’ai fait mine de fouiner dans mes sacoches de mobylette…

            Et j’ai vu… Trottin, l’enflure, avait installé deux de ses zouaves à surveiller la grille qu’ils avaient installée en travers du collecteur de l’hosto. Ils avaient dégagé la grille et un de leurs collègues, chaussé de longues cuissardes, s’apprêtait à descendre dans l’égout, armé d’une longue fourche pour fouiller les détritus. Tout-ça, sous l’œil bienveillant du marchand de cercueils !

            Défait et honteux, j’ai rejoint Lepointre. Il mordait à belles dents dans son croissant, l’air narquois.

            — Alors, jeunot, t’as saisi ? C’était pas mal, ton truc, mais c’est pas encore ça ! J’ai trouvé mieux… Faut voir les détails d’application. On va consulter Armand, comme prévu. Faut se grouiller. Hier soir, j’ai vu l’interne : il a dit que je quittais l’hosto dans une semaine. Je peux plus faire traîner, mon bras est guéri…

            Il n’a pas voulu davantage s’étendre sur la teneur de son projet. Ce matin-là, c’était jour de consultation au service de rééduc’. Glaodec préparait les dossiers des malades, en compagnie de Mlle Soquet. Parkinson était sur la liste des consultants, c’était le seul ancien, tous les autres étaient des nouveaux.

            Quels cinglés allait-on encore nous coller dans les bras ? Je me posais la question, comme lors de chaque arrivage. Et quelle pouvait bien être l’astuce de Lepointre ?

            Picasseau est arrivé avec une demi-heure de retard, comme d’habitude. Et la consultation a débuté, dans l’hilarité générale. Deux arthritiques, un joli cas d’ostéite, un amputé, un traintrain, le ronron. Picasseau en était à un invraisemblable cas d’artérite de compétition, le truc qu’on ne voit que dans les bouquins, lorsque Trottin est arrivé dans la salle d’examen, s’excusant d’interrompre Picasseau, et demandant à Mlle Soquet de le suivre sans tarder.

            — Encore une interview pour la télé…, a-t-elle soupiré, cabotine.

            Mais ce n’était pas la télé. La nouvelle a couru comme une traînée de poudre : les flics avaient retrouvé la mallette ! Immédiatement, ce fut le brouhaha, la confusion.

            — On les tient, on les tient ! beuglait Glaodec.

            Non, « on » ne les tenait pas… « On » tenait seulement la mallette, et vide ! Mlle Soquet est sortie du bureau de Trottin et nous a narré la chose.

            — Le petit monsieur élégant qui a demandé la chambre de Lagoncière, vous vous souvenez, Frédéric ? Eh bien, c’en est un de la bande ! Si !

            Il y avait tout un attroupement autour d’elle. Elle s’était assise sur une table de massage et prenait des poses en toisant son auditoire d’un air supérieur.

            — Mais, qu’est-ce qui s’est passé ? Où donc qu’elle était-elle, la mallette ? s’est enquis Glaodec, un petit carnet à la main. (Il devait faire sa propre enquête…)

            — Figurez-vous que la surveillante du Nord a retrouvé Lagoncière tout content, avec des fleurs et des bonbons… Lagoncière lui a dit que c’était son neveu, qui lui avait apporté tout ça. Elle s’est étonnée, parce que Lagoncière, il n’a plus de famille. Il les a tous enterrés ! La surveillante a prévenu la police. Et Lagoncière a dit que son neveu était très gentil, il a même regardé dans le plafond de la chambre s’il n’y avait pas des trous, des fois qu’il pleuve. Le neveu a expliqué à Lagoncière qu’il cachait des armes dans le plafond, pour si les boches revenaient… M. Trottin a inspecté le plafond, et qu’est-ce qu’il a trouvé ? Hein ? La mallette vide, et un stéthoscope, et M. Trottin il dit comme ça que c’est grâce au stéthoscope que le bandit il a pu ouvrir la mallette ! Voui, vous vous rendez compte ?

            — Mais vous, a repris Glaodec, qu’est-ce que vous avez à voir là-dedans ?

            — Mais, c’est moi qui l’ai guidé jusqu’au bâtiment Nord, le bandit, le jour où il est venu… Comme c’est moi qui l’ai vu le plus longtemps, le commissaire m’a demandé de faire un portrait robot. Voilà, voilà…

            — Donc, vous êtes complice…, a susurré Glaodec, qui n’avait pas compris grand-chose.

            Les sbires en képi se sont déchaînés. Ils cavalaient dans tous les sens, bousculant tout le monde, fouillant tout, puisque l’inconnu aux fleurs et aux bonbons, « le neveu » de Lagoncière, le suspect n° 1, était sorti de l’hosto sans les diamants… Ils en étaient certains : ils l’avaient fouillé !

            Moins d’une heure après, les hérauts de M. Hassouf, les deux Auvergnats qui traînent autour des bureaux, ont placardé partout dans l’hosto une proclamation du tandem Hassouf-Trottin…

            L’affiche disait que l’établissement traversait un moment difficile, et que tous, et que toutes, quels que soient leur grade, leur fonction et leur fiche de paye, devaient collaborer avec la police, signaler tout ce qui pouvait sembler anormal, et le premier qui le ferait pas, c’était la porte.

            Trottin précisait qu’il était persuadé que les diamants n’avaient pas quitté l’hôpital, il les retrouverait, foi de Trottin ! Celui qui avait ouvert la mallette n’était qu’un comparse, un complice de second rang, le cerveau du gang vivait au sein de l’hôpital, et, par sa malhonnêteté, salissait cette grande famille qu’est l’Assistance publique !

            Les syndicats ont répliqué à la proclamation en quelques mots lapidaires et bien envoyés. C’est qu’il ne fallait pas compter sur eux pour tomber dans la provocation : à ce petit jeu, on ne les aurait pas ! Je n’ai pas bien saisi ce qu’ils voulaient dire par là, mais, en tout cas, c’était rédigé dans un style on ne peut plus nerveux !

            Le midi, à la cantine, tout le monde commentait l’événement avec entrain. Au beau milieu des remugles de hachis Parmentier, les conversations s’animaient, on se hélait d’une table à l’autre.

            Il n’y a pas eu grand-monde dans le bureau de Trottin, pour venir raconter ce qu’on avait vu d’anormal. Sauf Glaodec, qui n’a pas pu résister, et est allé dire au commissaire qu’il n’avait strictement rien vu d’anormal, et justement, c’est bien ça qui n’était pas normal…

            Au café, en ergothérapie, on a discuté l’affaire, tout le monde donnant son avis, sauf Bartan. Pour m’occuper jusqu’à 15 h 30, je ne pouvais décemment pas continuer à réparer mes chariots, ce serait devenu louche, et Glaodec rôdait. Je suis allé me cacher à la parafango…

            Chez Bébert, j’ai retrouvé Lepointre, tendu et anxieux. Nous avons bien pris garde de ne pas être suivis : on ne sait jamais… Et nous sommes allés directement chez Armand, boulevard de Sébastopol. Attablés devant la petite collation que l’Archiviste avait préparée, nous avons interrogé Lepointre : quel était son plan ?

            — Voilà, les gars, je me suis beaucoup creusé le ciboulot, je crois que le dispositif de Trottin est imparable… Les fouilles, le travail de fourmi, c’est efficace, et ça n’a qu’un but : nous faire commettre une bourde ! D’où son affiche : c’est la guerre psychologique, ça !

            — Et alors ?

            — Pas de panique, Frédo… Trottin a tout prévu, le coup des égouts le prouve. Hier, j’ai eu une illumination, en reluquant la boutique de cercueils.

            — Lepointre, t’es pénible, viens-en au fait !

            — C’est simple : où sont les diams ? Dans un hôpital. Qu’est-ce qu’on y fait, dans un hôpital ? On y meurt !

            — Surtout dans celui-là !

            — M’interromps pas, Frédo ! Hier, le dispositif de Trottin était déjà en place, un petit vieux est venu chercher le cercueil de sa mémé, et l’a embarqué dans un corbillard municipal. Il y avait trois petites vieilles, derrière le cercueil ; c’était sur le coup de 18 h 30. Croyez-moi si vous voulez, les flics ont fouillé tout le monde, mais pas le cercueil !

            Armand a sifflé, j’ai applaudi : Lepointre était un génie ! Puis j’ai réalisé ce que signifiait une entreprise de ce genre…

            — Attendez, ai-je dit, et si on attendait tranquillement que les lardus se calment ? Ils vont pas faire leur bordel pendant six mois ? On attend que Trottin se lasse, et on sort nos diams un par un… !

            — Tu rêves, Frédo, les flics ne lâcheront pas. On est à la merci d’un coup de malchance : une inspection de Glaodec dans le matériel, un poulet plus futé que les autres… Et depuis le coup du plafond, ils sont déchaînés ! Le jour à la rigueur, ils sont supportables, mais tu les verrais la nuit, ils font le chambard, à retourner les matelas, à vider les placards, fatalement, on aura un pépin, à la longue !

            Armand a abondé dans le sens de Lepointre. Puis il s’est frappé le front du plat de la main avant de poursuivre.

            — Hé ! Mieux que dans un cercueil : dans un cadavre ! C’est pas ça qui manque… Imaginez Trottin, tout d’un coup : il devient soupçonneux en voyant un corbillard sortir de l’hosto ; il fait ouvrir le cercueil, crac, on est cuits… Tandis que dans un cadavre, pas de problème… On ouvre le bide au scalpel, on vire un peu de barbaque, on enfourne nos diams, on recoud, on passe ses vêtements au macchabée, et hop là. Trottin n’ira jamais éplucher un mort. D’ailleurs, les familles se plaindraient !

            Il n’y avait rien à redire. Nous avons hoché la tête, pensivement. La solution de Lepointre, enrichie par Armand, c’était la panacée.

            — Il faut faire vite, a repris Lepointre, on surveille les mourants, et dès qu’on en voit un de potable, on se fait une expédition à la morgue, de nuit…

            Armand s’est marré, doucement, en secouant la tête, et en faisant non-non, de la main.

            — Fais gaffe, tu viens de le dire toi-même, Lepointre : la nuit, les flics sont encore plus pénibles que le jour. Entre se planquer dans les w.-c. pour démonter un collier et pénétrer dans la morgue pour ouvrir un cadavre, il y a une petite différence.

            — Alors ?

            — Alors ? Frédo… Il y bosse, à l’hosto. Il faut qu’il se fasse muter à la morgue !

            Ben voyons ! C’était tellement simple. Moi qui n’ai jamais pu supporter les cadavres, j’étais l’homme de la situation ! Armand et Lepointre ont mis plus d’une heure à me convaincre. J’acceptai enfin le projet, de mauvaise grâce. Ce qui ne réglait rien. Il n’était pas question de débarquer dans le bureau de M. Hassouf et de lui dire : voilà, voilà, pour notre histoire de gangsters, si vous pouviez muter Frédo à la morgue, ce serait sympa ! Nous nous sommes donc torturé les méninges une nouvelle heure avant d’entrevoir la solution…